En ricanant :
Aujourd’hui, reçu la visite de Clara Fistule.
Clara Fistule n’est pas une femme, ainsi que vous pourriez le croire au féminisme de son prénom. Ce n’est pas, non plus, tout à fait un homme ; c’est quelqu’un d’intermédiaire entre l’homme et le Dieu ; un interhomme, pourrait l’appeler Nietzsche. Poète, cela va sans dire. Mais il n’est pas que poète, il est sculpteur, musicien, philosophe, peintre, architecte, il est tout... « Je totalise en moi les multiples intellectualités de l'univers, déclare-t-il, mais c'est bien fatigant, et je commence à me lasser de porter tout seul le poids écrasant de mon génie ». Clara Fistule n’a pas encore dix-sept ans, et, ô prodige ! il est depuis longtemps déjà descendu au fond de toutes choses. Il sait le secret des sources et le mystère des abîmes. Abyssus abyssum fricat.
Vous l’imaginez, sans doute, étrangement long et pâle, avec un front déformé par les secousses de la pensée, et des paupières brûlées par le rêve. Nullement : Clara Fistule est un gros, lourd et épais garçon, à forte carrure d’Auvergnat et dont les joues éclatent de santé rouge. Il ne se rend pas compte de la solidité matérielle de sa charpente et se croit volontiers « incorporel ». Bien qu’il prêche l’insexuat et qu’il aille partout clamant « l'horreur d'être un mâle » et « l'ordure d'être une femme », il engrosse clandestinement toutes les fruitières de son quartier.
Vous avez certainement rencontré, aux expositions de peinture, à la Bodinière et à l’Œuvre, un être revêtu d’une longue redingote-gaine couleur gris perle, la poitrine serrée dans un gilet de peluche cuivre, et le chef aux longs cheveux plats, coiffé d’un large chapeau de feutre noir, d’un chapeau presbytérien sur lequel s’enroule une cordelette serpent à sept glands, en souvenir des sept douleurs de la femme. C’est Clara Fistule. Comme vous le voyez, tout cela ne s’accorde pas très bien. Mais il ne faut pas demander de la logique aux génies de dix-sept ans qui ont tout vu, tout senti, tout compris.
Je reçus Clara Fistule dans mon cabinet de travail. Il commença d’abord par jeter un coup d’œil dédaigneux sur la décoration des murs, sur l’ingénieuse disposition de ma bibliothèque, sur mes dessins... J’attendais un compliment.
– Oh ! moi, fit-il, ces choses-là ne m’intéressent pas... Je ne vis que dans l’abstrait.
– Vraiment ?... répondis-je un peu piqué... cela doit bien vous gêner quelquefois...
– Nullement, cher monsieur. La matérialité des meubles, la grossièreté inadéquate des décors muraux, me fut toujours une blessure... Aussi, je suis arrivé à me libérer des contingences... je supprime l’ambiance... je biffe la matière... Mes meubles, mes murs, ne sont que des projections de moi-même... J’habite une maison qui n’est faite que de ma pensée et que, seuls, les rayonnements de mon âme décorent... Mais il ne s’agit pas de cela... Je suis venu pour des choses plus graves.
Clara Fistule daigna pourtant s’asseoir sur le siège que je lui offrais, que je m’excusais de lui offrir, le sachant si peu en harmonie avec les irradiances de son derrière aérien.
– Mon cher monsieur, me dit-il, après un geste de condescendance un peu hautaine, je suis l’inventeur d’un nouveau mode de reproduction humaine.
– Ah !
– Oui... Cela s’appelle la Stellogenèse... C’est un genre de conception qui me tient fort à cœur... Je ne puis me faire à l’idée que moi... Clara Fistule... je sois engendré de la bestialité d’un homme et des complaisances prostitutionnelles d’une femme ... Aussi, je n’ai jamais voulu reconnaître pour tels les deux abjectes créatures que la loi civile appelle : mes parents.
– Cela vous honore, approuvai-je...
– N’est-ce pas ?... Voyons, cher monsieur, il n’est pas admissible qu’un être d’intelligence, comme je suis, qu’un être tout âme, comme je suis, qu’un être enfin assez supérieur pour n’avoir gardé du corps humain que les strictes apparences nécessaires, hélas ! à un état social aussi imparfait que le nôtre, il n’est pas admissible, dis-je, qu’un tel être soit sorti des organes hideux qui, pour être des instruments d’amour, n’en sont pas moins des vomitoires de déjections... Si j’étais certain d’avoir dû la vie à une telle combinaison d’horreurs, je ne voudrais pas survivre un seul instant à ce déshonneur originel... Mais je crois que je suis né d’une étoile...
– Je le crois aussi...
– Je le crois d’autant plus que, la nuit, quelquefois, dans ma chambre, je répands autour de moi une clarté singulière...
– Mes compliments...
– Eh bien, monsieur, pour en finir, une bonne fois, avec cette erreur physiologique de la reproduction de l’homme par l’homme... j’ai fait une œuvre extraordinaire et fulgurante que j’appelle Virtualités cosmogoniques... C’est, si j’ose dire, une trilogie à laquelle j’ai donné, afin de la rendre plus sensible, trois modes d’expression : la sculpture, la littérature et la musique... Par la sculpture, je montre, au moyen de lignes géométriques et de courbes paralléloïdes, la trajectoire de l’œuf stellaire au moment précis et formidable où, touché par le pollen tellurique, il éclate en forme humaine... Le livre est la paraphrase rythmée de cette plastique, et la musique en est la condensation... orchestrée, ou l’orchestration condensée. Vous voyez que, différente par l’expression, cette œuvre est une par la conception et la continuité du symbole... Or, je ne trouve personne pour l’éditer. En autres termes... voulez-vous me prêter vingt francs ?
Octave Mirbeau, Les Vingt et un jours d’un neurasthénique (1901)
J'adore la chute!
Le plus étonnant c'est qu'il y avait au début du siècle dernier des individus capables de tenir sincèrement de tels discours
la tempérance alcoolique,les progrès de la médecine et de la psychiatrie(si tant est que de droguer les gens pour les transformer en gentils légumes soit un progrès) nous ont sans doute bouché maintenant l'accès à des univers particuliers
Rédigé par : plume d'ours | 17/02/2010 à 22:40
Il reste encore quelques personnes "particulières"... Nous en avons eu la démonstration récemment.
Ceci dit, ce Clara Fistule est un personnage bien étonnant. Heureuse d'avoir fait sa connaissance...
Rédigé par : Annelie | 17/02/2010 à 23:48
Oui moi aussi la chute me plait beaucoup :)
Rédigé par : Eye Gore | 18/02/2010 à 17:39
J'connais ce bouquin mais ne l'ai pas lu ! D'Octave Mirbeau j'connais surtout, et bien d'autres que moi sûrement, le Journal d'une femme de chambre, paru au début du siècle dernier.
Mirbeau ? Une décapante lecture sur la décomposition de "l'élite" de l'époque, de toutes les époques ; un "scandale" car il dépeint surtout la banale vulgarité et l'absence de sens de la vie quotidienne...
Sacrément "lucide" notre grincheux, trop, car il pousse le "bouchon" loin dans l'excès ; or tout ce qui est excessif... on sait la suite :-)
Rédigé par : Wil | 19/02/2010 à 01:41
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Rédigé par : shimrod | 20/02/2010 à 13:38