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Synopsis :
"On ne bâtit rien sur le désespoir, fors la haine, mais avec la colère et l'usure des souffrances qui se répètent, avec la faim et la peur du lendemain, avec nos seuls coudes serrés pour nous tenir chaud, et nos larmes en écho, et nos rires enfuis, un jour, avec juste ça, entre hommes et femmes, nous n'aurons plus besoin que d'un rêve pour nous éveiller."
Dans cette cité médiévale où règnent recruteurs, faiseurs de dîme et de gabelle, les poètes meurent, les rêveurs aussi. Les rêves, eux, ne demandent qu'à voyager. Parleur, vagabond visionnaire, parviendra-t-il à leur faire franchir les murs de la Colline ?
Extrait :
Prologue
Il est arrivé un matin, au petit matin, le cinquième jour de
la fermentation, quand le miel prend sa première amertume.
C’était l’Année des Feux de Pierre, les vignes appelaient
l’eau de tous leurs raisins, l’été n’en finissait pas de rogner
l’automne. C’était l’année où le Prince adouba son aîné,
l’année où il lui confia la ville pendant qu’il guerroyait pour
son Roi sur d’autres rivages. Jamais les mères n’avaient
pleuré autant d’enfants, jamais les épouses n’avaient perdu
autant de maris, jamais n’avaient-elles autant été souillées.
Sale année.
Il est arrivé avec le vent de mer, un havresac au bout
du bras droit, le chat sur l’épaule gauche.
Le museau niché dans son cou, le chat dormait.
C’était une femelle de moins de cinq livres, d’un noir
passé de gris, d’un gris taché de feu. C’était cent jours
après la mort de Karel, l’assassinat de Karel. Cent jours :
le temps qu’une nouvelle se faufile depuis la capitale du
Sud jusqu’à la capitale du Nord et qu’un bon marcheur
en revienne.
Il est arrivé par le Causse, sur le chemin qu’empruntait
Karel pour aller perdre son regard dans les gorges.
Ses chausses franchissaient une demi-toise à chaque pas,
pourtant ses jambes se mouvaient lentement. Il avançait
sans effort, ses yeux d’eau claire braqués vers un
horizon que lui seul pouvait voir, ses cheveux de cendre
le fuyant sous le souffle de la brise. Ses sourcils, ses cils
aussi étaient de ce blond tirant sur le blanc. Il avait le
visage cuivré de soleil, presque tanné, les pommettes
hautes et saillantes, le nez et les lèvres rosés de brûlures.
Sa tunique et son saroual d’un beige décati étaient trop
amples pour qu’on pût juger de sa maigreur, mais la
sécheresse de ses traits et de son cou ne laissait aucun
doute : il avait consumé la graisse de tout son corps
depuis longtemps.
Parce que les gorges le cernent sous cent à trois cents
pieds d’à-pic, il n’existe qu’une façon d’aborder le
Causse : par la ville, en grimpant les traboules et les rues
de la Colline, en traversant le jardin et les vergers. Lui,
il est venu par les gorges, il a trouvé un passage dans les
roches, il a escaladé la falaise.
Je l’ai imaginé plaqué à la paroi, la pointe des chausses
sur un relief, les doigts crochetés dans des trous d’aiguille,
le sac passé à ses épaules avec juste les oreilles et les yeux
du chat qui en dépassent. Ses jambes poussent, ses bras
tirent. Trois appuis, un membre qui se tend vers un interstice,
cent fois, mille fois, jusqu’au surplomb qui court
sur des lieues et des lieues pour rappeler que le monde a
existé bien avant nous, que le Causse a été plaine et que la
rivière affleurait. Je l’ai imaginé jusqu’à l’encorbellement
et mon imagination a rendu les armes. Le dévers s’incurve
sur plusieurs toises, le balcon au-dessus tombe comme
un fil à plomb. Il n’a pas pu seulement se contorsionner.
Il n’a pas pu seulement compter sur son habileté.
Sous la toile bouffante de sa tunique, j’ai pressenti les
muscles qui se dessinaient, à l’image de son compagnon,
puissants, félins, des muscles tellement sûrs que, ni en
quittant la garrigue lorsqu’elle plonge vers la rivière pour
se faire chênaie, ni en atteignant le lit presque tari, il n’a
songé à contourner le Causse. Vers l’est, il aurait pu
suivre les gorges que l’été avait rendues praticables. Vers
l’ouest, il aurait pu rejoindre le delta et la plaine fluviale.
Cela ne lui aurait coûté qu’une journée. Il ne devait
avoir aucune journée à sacrifier.
À un moment, il a aperçu la mer. Je l’ai déduit du raccourcissement
de ses foulées, je l’ai constaté dans ses
yeux. C’était comme s’il retrouvait la vue. Il lui a encore
fallu plusieurs enjambées pour enrayer le mouvement
de ses jambes, tant il était indépendant de lui. Il s’est
immobilisé à deux toises de moi, deux pieds sous l’extrémité
de la branche sur laquelle je me tenais. Jusquelà,
le feuillage m’avait permis de l’observer sans qu’il me
surprenne. Maintenant, il suffisait qu’il détache son
regard de l’horizon pour me découvrir.
J’avais la tête et le dos appuyés contre le tronc du pin,
les jambes allongées sur la branche, le carnet de Karel
entre les mains, sur les cuisses. Le seul carnet de Karel
qu’on ne m’ait pas confisqué. Je n’ai pas bougé d’un
doigt. Lui s’était figé. Il ne remuait plus que les yeux
pour embrasser la totalité du paysage.
Je savais ce qu’il voyait. La pointe du Ber, les Îlets
Mouettes et l’Île Kassan, et le bleu et l’argent mêlés des
matinées marines. S’il avançait d’une dizaine de pas, il
devinerait la Presqu’île Aux Calanques, mais rien d’humain
encore. La ville se cachait sous la Colline, le Port
et la jetée ne se découvraient que de son faîte.
Sa contemplation n’a pas duré plus de quelques respirations,
puis il a pensé à voix basse :
—C’est pourtant si calme.
Il y avait tellement dans cette phrase et tellement dans
sa voix. Le regret, le dégoût, la déception, la colère…
autant de sentiments à peine suggérés qui s’entrechoquaient
du même souffle.
Alors, il m’a regardée, mais pas comme quelqu’un qui
découvre subitement une présence. Non. Il m’a regardée
franchement, nettement, accrochant mes yeux du
premier coup parce qu’il savait depuis longtemps où les
croiser, et j’ai compris qu’il avait parlé pour moi.
—Oh oui, c’est calme… et c’est beau aussi, ai-je dit
pour lui retourner son affabilité.
—Et parce que c’est si calme et parce que c’est si beau,
il n’y a rien que je ne regretterai plus que de mourir ici.
Oh ! Tendre Mère ! Il citait Karel. Lui, l’inconnu, le
grimpeur, celui qui arrivait par le Causse, il marchait
jusqu’à mon arbre et il citait Karel !
—On ne devrait jamais mourir quand il existe quelque
chose de beau. La mort enlaidit tout.
Son regard était planté dans le mien et j’y lisais une
douleur aussi forte que celle qui me brûlait la gorge.
—Ne dites jamais que je suis mort ici. Emportez mon
cadavre dans une combe sans lumière et désignez-la comme
ma fin.
Mère, Tendre Mère ! Je ne parvenais pas à détourner
les yeux et les larmes montaient. Il m’a graciée juste
avant qu’elles ne m’aveuglent.
—Tu es Vini.
Ce n’était pas une question – il connaissait bien plus
que mon nom –, mais j’ai hoché la tête et je l’ai gratifié
de mon sourire le plus niais.
—Karel parlait souvent de toi. Il écrivait : «Un jour
Vini se lèvera et les ombres n’auront qu’à s’écarter. Aujourd’hui,
elle apprend. »
Écrire ? Je ne me souvenais pas que Karel avait jamais
écrit à mon propos. Il avait écrit pour moi, oui, mais je
ne lui connaissais aucune correspondance ayant franchi
les murs de la Cité et rien qui dénotât la moindre intimité.
Même lorsque nous jouions à inventer nos vies,
lorsque je suggérais quelque exploit et qu’il composait
une strophe sur le ton de la geste. Nous avions entre
onze et seize ans. Puis j’en ai eu quinze et lui vingt, et
la geste a disparu de nos jeux. Peut-être parce que nous
ne jouions plus. Karel s’est mis à écrire et à composer,
vraiment, et ses mots piquaient, et ses phrases brûlaient,
et la Colline chantait ses satires à voix de moins en
moins basse, pendant que le Prévost recouvrait de chaux
les pamphlets dont il ornait les murs. Comment eût-il
trouvé le temps, comment eût-il pris le risque de parler
de moi dans une lettre ? Lui dont la seule prudence
consistait à me préserver de sa vie.
—Tu connaissais Karel ?
Le grimpeur a hoché la tête. La chatte a quitté son
épaule pour bondir sur ma branche, à son extrémité,
afin de ne pas me toucher. Elle s’est étirée longuement et
a entrepris de se nettoyer en me surveillant de regards
discrets.
—Aussi bien qu’on peut se connaître sans se rencontrer.
Mieux, je suppose, que se connaissent la plupart
des gens, et moins que nous l’aurions aimé… Nous correspondions.
Ils correspondaient, et Karel parlait de moi. Sur ma
branche, la stupeur évoqua le souvenir d’une autre stupeur.
Elles étaient indubitablement liées.
C’était à l’époque où Karel n’était plus très sûr de son
courage et qu’il se cherchait de nouvelles forces, quand
il se forgeait une sérénité et qu’il écrivait ses plus belles
pages. C’est à cette époque, aussi, qu’il s’est éloigné de
moi, du moins par l’esprit, et c’est peu après que je l’ai
surpris à son écritoire, au plus sombre de la nuit, s’efforçant
de me cacher les lignes qu’il venait de tracer.
Sur le moment, j’ai été tellement estomaquée que je
n’ai rien dit. Je suis remontée me coucher et j’ai attendu
qu’il me rejoigne. Le jour était levé lorsqu’il l’a fait. Il
était habillé, ses vêtements portaient encore des traces
de rosée.
«— Tu es allé remettre ta lettre ?
«— Oui.
«— Elle n’était pas là ou elle t’a fait poireauter dehors ?
D’abord, il n’a pas compris que je faisais allusion à
l’humidité sur ses vêtements, ni ce que signifiait le pronom
féminin. Puis il a souri :
«— Tu es jalouse ?
Je ne l’étais pas. Je ne l’ai jamais été, ni comme soeur,
ni comme amante. Ce qui nous liait pouvait être partagé
à l’infini sans que rien me manque. J’étais vexée. Il
en a accepté l’aveu et le reproche de la même moue
désolée.
«— J’ai besoin d’un secret, Vini, et j’ai besoin de t’en
préserver.
De quel droit aurais-je insisté ? De mur en mur, les
secrets de Karel couraient les rues de Macil, je n’avais
qu’à attendre la rumeur qui me retournerait celui-ci.
Mais cette rumeur n’est jamais venue.
Un matin, le Prince a ordonné que cela cesse et le Prévost
s’est mis en chasse. Ils ont offert de quoi nourrir
une famille pendant un an, puis deux, puis cinq. Ils ont
surgi n’importe quand, n’importe où, et ils ont saccagé
des étals, des maisons, des auberges. Ils ont arrêté au
petit bonheur, ils ont condamné pour des délits imaginaires,
ils ont rudoyé. Mais nous étions si peu nombreux
à connaître le nom de Karel et nous étions si
inconscients, si innocents, que le Prévost frappait dans
le vide.
Jusqu’à ce qu’il prenne des otages sur la Colline.
Jusqu’à ce que l’un d’eux ou un membre d’une de
leurs familles échange son nom contre un peu d’illusoire
liberté.
Et maintenant, cent jours après qu’on m’eut pris Karel
à jamais, un grimpeur récitait des vers que je me croyais
seule à connaître.
J’ai changé de position, me tournant et laissant pendre
les jambes devant son nez. Il a cru que je voulais descendre,
il a tendu les mains pour m’aider, m’attrapant
aux hanches et m’arrachant de la branche comme si je
n’avais rien pesé, à bout de bras, sans un rictus. Il m’a
même tenu dix pouces au-dessus du sol, le temps de
bien me détailler. J’ai cherché à retenir le rouge qui
montait à mes joues :
—Karel me manque.
Il m’a posée et il a levé le bras pour flatter la gorge de
la chatte.
—Il me manque aussi. Je ne l’ai jamais vu et il me
manque horriblement.
Il y avait un nuage dans ses yeux, il a disparu d’un
coup et ses lèvres ont souri :
—On ne pleure pas les morts, on pleure ce qu’ils ont
l’audace de nous prendre en s’en allant, un peu de tendresse
et beaucoup d’égoïsme.
Karel. Le Karel des jours sombres, Ma Mère. Celui
qui avait treize ans sur ta tombe et qui bravait tes amis
d’un regard sec en leur crachant ces mots au visage.
Celui qui tenait la main d’une enfant de huit ans et
défiait quiconque de la lui ôter. Ils ne m’ont jamais enlevée
à lui, Ma Mère, ils n’ont pas pu. Il avait tout préparé.
Ton agonie lui en avait donné le temps.
Je me souviens quand ils ont défilé pour nous toucher
le crâne en vomissant leur compassion. Je me souviens
quand il n’est plus resté que l’architecte Tamas, le pré-
cepteur qu’il nous avait désigné et sa femme. Je me souviens
de leur stupeur quand la dague, que cachait Karel
sous sa tunique, s’est enfoncée dans la cuisse du précepteur,
quand elle a cisaillé le pourpoint et la graisse
de l’architecte, quand mon frère m’a prise sous le bras
et s’est rué vers les catacombes. Pour nous cacher, il a
couru longtemps, Ma Mère, des heures ce jour-là, des
jours cette saison-là, mais ils ne nous ont pas repris. Ils
n’ont peut-être même jamais cherché à le faire.
—Les hommes devraient pleurer davantage, ai-je cité à
mon tour, pour éviter aux enfants de devoir le faire à leur
place.
—Enfant, je pleurais parce que j’avais mal ou que j’avais
du chagrin. Hier c’était de tristesse, aujourd’hui c’est de rage.
Je voudrais qu’un jour mes larmes soient de bonheur.
Karel encore, Karel toujours.
Il était encore tôt. Le grimpeur était fatigué, la chatte
affamée, je les ai ramenés à la maison.
Ayerdhal, Parleur ou Les Chroniques d'un rêve enclavé_Extrait,Editions Au Diable Vauvert,2003.
Rédigé à 11:19 | Lien permanent | Commentaires (2)
“Si vous réunissez à table une douzaine de personnes, il y a toujours une femme ‘qui fait la gueule’, un monsieur qui s’ennuie, un homme qui parle trop et quelqu’un de distrait qui fait gaffe sur gaffe. Lorsque vous avez un médecin à votre table, pensez à mettre auprès de lui un bloc de papier et un stylo, afin qu’il puisse, entre la poire et le fromage, faire autant d’ordonnances qu’il y aura de convives. De quels repas se souvient-on ? De ceux qui furent délectables – ou pour la bouche – ou pour l’esprit. Ce ne sont pas toujours les mêmes. Les plus exquis de tous n’ont-ils pas été ceux que l’on improvisa ? On se souvient trente après, de deux oeufs sur le plat – un peu trop cuits sans doute – mais la main qui tenait la poêle était si belle !”
Sacha Guitry.
Rédigé à 18:20 | Lien permanent | Commentaires (3)
Je découpais tranquillement mon pain, quand un bruit très léger me fit lever les yeux. Devant moi se tenait un petit être déguenillé, noir, ébouriffé, dont les yeux creux, farouches et comme suppliants, dévoraient le morceau de pain. Et je l’entendis soupirer, d’une voix basse et rauque, le mot : gâteau ! Je ne pus m’empêcher de rire en entendant l’appellation dont il voulait bien honorer mon pain presque blanc, et j’en coupai pour lui une belle tranche que je lui offris. Lentement il se rapprocha, ne quittant pas des yeux l’objet de sa convoitise ; puis, happant le morceau avec sa main, se recula vivement, comme s’il eût craint que mon offre ne fût pas sincère ou que je m’en repentisse déjà.
Mais au même instant il fut culbuté par un autre petit sauvage, sorti je ne sais d’où, et si parfaitement semblable au premier qu’on aurait pu le prendre pour son frère jumeau. Ensemble ils roulèrent sur le sol, se disputant la précieuse proie, aucun n’en voulant sans doute sacrifier la moitié pour son frère. Le premier, exaspéré, empoigna le second par les cheveux ; celui-ci lui saisit l’oreille avec les dents, et en cracha un petit morceau sanglant avec un superbe juron patois. Le légitime propriétaire du gâteau essaya d’enfoncer ses petites griffes dans les yeux de l’usurpateur ; à son tour celui-ci appliqua toutes ses forces à étrangler son adversaire d’une main, pendant que de l’autre il tâchait de glisser dans sa poche le prix du combat. Mais, ravivé par le désespoir, le vaincu se redressa et fit rouler le vainqueur par terre d’un coup de tête dans l’estomac. A quoi bon décrire une lutte hideuse qui dura en vérité plus longtemps que leurs forces enfantines ne semblaient le promettre ? Le gâteau voyageait de main en main et changeait de poche à chaque instant ; mais, hélas ! il changeait aussi de volume ; et lorsque enfin, exténués, haletants, sanglants, ils s’arrêtèrent par impossibilité de continuer, il n’y avait plus, à vrai dire, aucun sujet de bataille ; le morceau de pain avait disparu, et il était éparpillé en miettes semblables aux grains de sable auxquels il était mêlé.
Ce spectacle m’avait embrumé le paysage, et la joie calme où s’ébaudissait mon âme avant d’avoir vu ces petits hommes avait totalement disparu ; j’en restai triste assez longtemps, me répétant sans cesse : ‘Il y a donc un pays superbe où le pain s’appelle du gâteau, friandise si rare qu’elle suffit pour engendrer une guerre parfaitement fratricide !"
Charles Baudelaire,Le gâteau.
Rédigé à 11:05 | Lien permanent | Commentaires (0)
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